Le football au prisme des sciences sociales

Que gagne-t-on à prendre le football au sérieux ? Longtemps bornées au rôle de célébration ou de critique moralisatrice, les analyses du football sont désormais investies par les sciences sociales. Igor Martinache dresse un bilan synthétique des travaux récents sur cet objet peu ordinaire.

Le football fait l’objet d’un étonnant paradoxe sociologique : en dépit d’une place sociale et culturelle centrale, il reste très mal connu, méprisé par les intellectuels et saturé de prénotions. Qu’ils le célèbrent ou le condamnent, les commentaires à son égard partagent en effet une même approche moralisatrice et individualisante de ce sport, qui fait écran à la compréhension de ses logiques structurelles. Et pourtant, les recherches sur ce thème n’ont cessé de se multiplier au cours des dernières décennies, empruntant différentes perspectives. Il s’agira ici d’en proposer un aperçu pour suggérer, sans prétendre à l’exhaustivité, en quoi l’analyse de ce phénomène peut enrichir des domaines de recherche aussi divers que l’étude des relations internationales, des pratiques culturelles, des professions ou la sociologie politique.

Le football, avatar de la mondialisation ?

On présente souvent le football comme le sport universel par excellence, sans guère plus d’analyse. Force est cependant de remarquer que certaines nations en sont restées à l’écart, à commencer par les États-Unis, où, stigmatisé comme attaché aux migrants, il a été « évacué par le haut » par le football américain, et « par le bas », par le base-ball (Markowits, 1990). Il convient également d’être attentif aux fortes spécificités que conservent les espaces sportifs nationaux, mais aussi aux phénomènes d’hybridation avec les cultures locales auxquels a ainsi donné lieu localement la réception du jeu, comme l’illustre le cas des navétanes au Sénégal, rituel pratiqué pendant la saison des pluies (Mbaye, 1990). Hier comme aujourd’hui, le football remplit un rôle majeur comme support des identifications politiques locales ainsi que l’ont montré nombre de monographies (Murray, 1988, Karady et Hadas, 1994, Breuer et Lindner, 1994), mais aussi d’un nationalisme aux habits renouvelés (Gebauer, 1994). La question des rapports entre football et mondialisation est à l’inverse peu investie. En France, Pascal Boniface s’y est cependant essayé, avançant ainsi que « le football ne gouverne certes pas le monde. Mais il est néanmoins un élément important du rayonnement et du prestige des États » (1998 : 27). Revenant sur plusieurs exemples, comme la fameuse « guerre du football » de 1969 entre Salvador et Honduras – exagérément attribuée à une rencontre entre les deux équipes nationales –, ou la victoire de la RDA sur la RFA lors de la Coupe du monde organisée par cette dernière en 1974, il explique que, loin d’incarner la « continuation de la guerre par d’autres moyens », les matchs de football sont davantage le reflet de tensions sociales existantes entre et au sein des nations. Abordant un angle plus culturel, Albrecht Sonntag (2008) entend lui montrer que le football est un « révélateur, non seulement des enjeux identitaires liés à la transition entre modernité et postmodernité, mais plus généralement des sentiments et des besoins collectifs, des relations et des perceptions entre les nations, des incertitudes et des interrogations qui sont propres à notre époque » (Ibid : 9-10). À travers la comparaison des Coupes du monde 1998 et 2006 organisées respectivement en France et en Allemagne, il développe un certain nombre de considérations sur les processus d’identifications collectives à différentes échelles, tout en revenant sur les différents facteurs avancés pour expliquer le succès universel de ce sport (accessible, dramatique, cathartique et liturgique). Lui aussi relativise le rôle du football dans la création d’identités antagoniques – « Le football n’a pas inventé les stéréotypes nationaux. Il n’est qu’un support qui permet de réactiver des grilles de perception et d’auto-perception bien plus larges, entrées depuis longtemps dans la mémoire collective nationale » (Ibid : 169) –, et dans sa capacité à entretenir un « soft power » (Nye, 2004) : « le rôle de générateur de prestige, d’image voire de puissance, qui est souvent attribué au football en raison de sa popularité globale et de sa dimension médiatique inégalée, semble souvent exagéré » (Ibid : 210). Il n’en reste pas moins qu’il recouvre des enjeux financiers conséquents – et croissants [1]. De leur côté, Richard Giulianotti et Roland Robertson (2009) tentent de traiter ensemble les dimensions financières et culturelles du football mondialisé. La mondialisation (« globalization ») se caractérise selon eux plus généralement par deux traits principaux : l’intensification des interconnexions de toutes natures et l’essor d’une réflexivité associée. Plus que de mondialisation, mieux vaut cependant parler de « glocalisation » pour désigner sa phase actuelle, car celle-ci est en fait animée par une tension entre les tendances simultanées à l’uniformisation et à la différenciation culturelles, et qui traversent au premier chef le ballon rond, comme le manifeste la coïncidence d’expressions de « cosmopolitisme banal » et de « nationalisme d’exception » jusque dans l’enceinte d’un même stade. Il s’agit finalement d’être selon eux particulièrement attentif à cette « interaction hautement complexe entre les niveaux local et global, ou le particulier et l’universel ». Sur le plan économique, c’est prioritairement l’expansion du « néo-libéralisme » [2] qui est à relever. Ses implications sur les structures du football sont particulièrement lourdes – argent des retransmissions, dénaturation du jeu en Amérique du Sud, turbulences financières et endettement des clubs d’élite en Europe de l’Ouest. Ces derniers s’apparentent ainsi de plus en plus à ces firmes transnationales qui maintiennent des liens forts, économiques et symboliques avec leur « foyer » national, tout en se transnationalisant dans leur recrutement, leur actionnariat et leur marketing, comme l’illustre la métamorphose du club anglais de Manchester United (Boli, 2004). Contrairement à une idée reçue, cette marchandisation du football initiée à la fin des années 1980 ne se calque pas sur le modèle des sports étasuniens : les « cartels » de ligues, les maxima salariaux, le partage des revenus entre joueurs ou l’absence de sponsors sur les maillots font que ceux-ci sont en fait bien moins libéralisés que le football européen. Ces influences « néo-libérales » entrent du reste elles-mêmes en tension avec d’autres stratégies que les auteurs qualifient de « néo-mercantiles », à savoir des « politiques de protection et d’expansion initiées depuis 1945, principalement par des sociétés nationales mais également par des institutions supranationales et des organisations gouvernementales internationales (IGO) » (Giulianotti et Robertson, 2009 : 111). Ce qui se traduit entre autres par des conflits plus ou moins larvés entre ces instances et les clubs les plus riches. Évoquant également l’utilisation de ce sport comme levier de la construction d’une « société civile globale », ces auteurs concluent leur étude en prédisant que « les divisions sociales et les conflits entourant la marchandisation vont se manifester avec plus d’acuité au sein du football. La distribution de revenus – droits de retransmission télévisuels, accès aux billets ou joueurs d’élite – vont faire l’objet de conflits aux niveaux national et international », accentuant un certain nombre de tendances actuelles comme « l’exclusion socio-économique des stades, le fossé compétitif grandissant entre les clubs et l’affaiblissement des structures d’attachement entre supporters et clubs » (Ibid : 165). Aussi fructueuses qu’apparaissent les pistes ouvertes par ces différents auteurs, leurs perspectives paraissent le plus souvent trop générales pour rendre compte des formes complexes et contradictoires qu’elles revêtent dans les différents contextes locaux. Il apparaît alors sans doute nécessaire d’opérer un va-et-vient entre les différents niveaux d’analyse comme le préconise entre autres Christian Bromberger (1998 : 12). Plusieurs dimensions concernant la mondialisation du football mériteraient du reste d’être approfondies, comme celles ayant trait au recrutement, à la composition et aux réseaux des « courtiers de l’international » (Dezalay, 2004) propres à ce sport, gravitant notamment autour des instances internationales ; ou encore la question des migrations sportives (Lanfranchi et Taylor, 2001), partie intégrante de la division internationale du travail dans ses formes actuelles, produisant une nouvelle forme de traite dont les premières victimes sont de jeunes joueurs africains (Bonnet et Meier, 2004).