Les 35 heures nous ont-elles rendus plus heureux?

Les 35 heures: une révolution, une erreur, une bénédiction, un gâchis, un embrouillamini, un leurre, le bonheur? Retour sur l’histoire mouvementée de la mesure économique la plus forte et la plus contestée de ces vingt dernières années.

 

Elle se souvenait de la première fois. Cela avait commencé par le léger vertige d’un désoeuvrement inattendu, à l’heure de presser le pas pour retourner au bureau. À 13h45, sur un trottoir du quartier de l’Opéra, elle se découvrait libre de son emploi du temps, un jour de semaine!

Tout l’après-midi à soi seule! À ce qui lui passerait par la tête; flâner dans les boutiques; ou un café en terrasse peut-être, et rêvasser, regarder passer la foule parisienne des Grands Boulevards. Ne rien faire plusieurs heures de suite, comme les riches oisives des beaux quartiers… Elle était en train de conquérir quelque chose, là, par cet incartade autorisée dans sa vie de travail. Un peu d’orgueil, avait-elle pensé, en plus de la jubilation du loisir permis. Finalement, elle s’était décidée pour une séance de cinéma. Cela ne lui était jamais arrivé d’aller voir un film aussi tôt dans la journée.

40, 39 puis 35 heures

En 1999, Guilaine était employée comme comptable chez un gros courtier en assurances qui, avec d’autres entreprises «de plus de vingt salariés», expérimentait le passage de la semaine de travail aux 35 heures. Autour d’elle, au bureau, personne ne mesurait ainsi le cours des jours ouvrés, et l’annonce les avait décontenancés.

Comme ses collègues, Guilaine comptait en heures. Elle avait toujours travaillé huit heures par jour, sauf le vendredi, où les étages se vidaient à 17 heures –pour être en conformité, avait-elle appris, avec la décision de François Mitterrand, prise en 1982, d’imposer la semaine légale de 39 heures. Ses parents avaient encore connu la semaine de 40 heures, arrachée au patronat par le Front Populaire, en 1936. Dans la société de courtage, il avait fallu retrancher la dernière heure de leur vendredi, et cela avait déjà été une bonne nouvelle pour ceux de ses collègues qui étaient là, à l’époque. Les petits bonheurs au boulot n’avaient pas de prix: attraper la séance de 18 heures au cinéma, ou simplement pouvoir prendre ses aises dans un métro moins bondé…

Et voilà que, 15 ans plus tard, son entreprise, encouragée par la contrepartie d’une diminution de ses cotisations sociales, se portait volontaire pour étudier les différentes façons d’effacer quatre autres heures d’un coup! De 39 à 35, sans même qu’un mouvement social ne l’ait revendiqué dans la rue. Le ciel social souriait, tout à coup. La décision, cette fois, émanait du gouvernement de Lionel Jospin, vainqueur-surprise des législatives de 1997. Léon Blum, Mitterrand, Jospin, Martine Aubry (ministre du Travail de ce dernier)… Les socialistes, maîtres du temps. Pour Guilaine, qui se comptait parmi les électrices de la droite modérée, la sensation était doublement délicieuse.

RTT et heures supplémentaires

Autour d’elle, dans les conversations qui avaient accueilli les deux lois Aubry (1998 et 2000) de Réduction du Temps de Travail (RTT), les employés avaient d’abord cru qu’ils allaient aussi partir une heure plus tôt, le soir, du lundi au jeudi, ou arriver une heure plus tard, le matin. Mais c’était un raisonnement trop simple. Leur patron refusait de perdre ainsi un huitième de l’activité d’une semaine ouvrable. Ils allaient donc s’absenter à tour de rôle, avec la bénédiction du ministère du Travail, et celle, tout de même plus contrariée, de leur employeur.

Au cours des années, ils allaient amasser avec gourmandise, parfois aussi avec un rien de frénésie, «les heures de RTT». Les jours aussi. Et même les «groupes de jours», qui rallongeaient les cinq semaines de congés payés. Car les lois Aubry laissaient la possibilité aux entreprises d’«annualiser» toutes ces heures récupérables. En continuant de travailler 37 heures par semaine, on héritait de douze journées de RTT; à 39 heures, on totalisait vingt-trois jours de loisir ou de vacances. Et comme ces heures, effectuées en sus des 35 heures légales, étaient payées plus cher (de 10 à 50%), une bonne partie des salariés s’étaient enrichis, tout en profitant de temps libre.